Sens et architecture

La question du sens en architecture m’intéresse beaucoup.

Donner à cette notion de l’importance et du crédit, c’est reconnaître à l’architecture une capacité de dépassement de toutes les valeurs de fonctionnalité, de convenance et d’économie.

Souvent dans le débat actuel sur l’architecture et l’aménagement du territoire en Belgique, l’extrême difficulté d’une pratique correcte et satisfaisante est mise en avant.

Plutôt que de rechercher les phénomènes généralement présentés comme les causes de cette difficulté, voire de l’impossibilité d’exercer dignement le métier d’architecte[1], tentons d’approcher ici, autant que possible, des questions d’architecture même.

Mais si réfléchir sur la question de l’architecture et de sa pratique peut être passionnant théoriser à priori sur la nature de l’acte de conception est souvent dangereux, sujet à caution, et parfois hautement prétentieux.

Je veux simplement avancer les deux éléments suivants :

Une voie qui me semble peu exploitée est celle de faire le métier, le plus consciemment possible, et de le signifier le plus clairement possible.

Je pense que l’exercice de la profession doit nous conduire à nous interroger sur notre rôle, sur nos moyens d’action, même sur nos propres objectifs (les objectifs qui nous sont fixés par le monde dans lequel nous nous inscrivons ressemblent, eux, à notre rôle – sont-ce bien les mêmes ?), sur le cadre dans lequel s’inscrit notre travail, sur ses tenants et ses aboutissants ; et en bout de course sans doute sur le sens de notre travail.

Il me semble parfois que nous nous employons d’avantage à nous conscientiser aux obstacles et difficultés de faire exister l’architecture, et par là même à les valider, qu’à nous rendre compte, nous convaincre et nous fortifier au fait énoncé plus haut que l’architecture renferme une capacité de dépassement de toutes les valeurs de fonctionnalité, de convenance et d’économie.

C’est pourquoi je viens d’avancer la notion d’une pratique consciente du métier, car elle me semble de nature à permettre d’en dégager et d’en dire le sens.

Ces propos font apparaître une certaine nécessité de l’architecture comme une notion vitale, parmi d’autres, au sein d’un processus plus large fait de questions, de besoins, et de buts, d’objectifs.

N’y a-t-il pas pour l’architecture, ainsi que je viens de l’effleurer, un rôle qui doit nous apparaître clairement, et qui, sous un certain angle de vue, peut être formulé comme

“donner la forme” ?

Un rôle dont la conscience que nous en avons doit nous motiver, et motiver avec nous le monde dans lequel nous nous inscrivons, et doit faire ainsi apparaître clairement une série de données, la plus importante me semblant être qu’il existe des préalables à la forme.

Ainsi j’en arrive à la seconde notion que je voulais avancer.

Si nous admettons que la formulation “donner la forme” puisse pour une part satisfaire à la définition de la profession, elle nous permet de considérer une série de pistes comme autant de moyens pour déterminer la forme comme une réponse.

Par exemples, implanter un édifice se révèle être un outil de dialogue, de réflexion sur les notions de paysage, de cheminement, sur les valeurs de territoire et de site ; le construire fait apparaître la mise en œuvre comme un langage, c’est à dire une série de moyens et de manières d’appréhender le “comment” de notre travail. Notre travail peut du reste être lu comme la livraison de réponses à la question “comment”.

Il est singulier, voire paradoxal dès lors de considérer l’isolement, voire l’enfermement de l’architecture (peut-être une des causes de ce qui est vécu comme sa mise au banc) lorsqu’on la découvre comme le lieu d’une réflexion aller-retour entre analyse (besoins, terrains, budgets, calendriers…) et synthèse (parti, mise en œuvre, dimensionnement…), et que cet aller-retour ne se limite pas à lui-même, mais s’intègre à un processus de société plus large, qui le dépasse.

Car s’il est évident que les questions et besoins qui vont générer un acte architectural (fournir un abri) se situent en amont, hors du champ de l’architecture, il convient également d’être conscient que les réponses et les apports fournis par l’acte s’installent eux aussi, en aval, dans un champ plus large qui dépasse celui propre de l’architecture (le territoire comme contexte socio-économique, par exemple).

C’est, paradoxalement, en admettant cette insertion dans un tout plus large que l’architecture apparaît comme essentielle et autonome.

C’est en effet comme partie d’un processus complet de société humaine qu’elle se définit comme le lieu de la mise en forme et que son sens peut se confronter à la question du “pourquoi”.

Les deux questions “comment” et “pourquoi” sont importantes car elles se réfèrent au sens du métier. C’est sans doute en s’interrogeant suffisamment sur les réponses à la question “comment”, qu’on est amené à la question “pourquoi”.

Comment ?

Pourquoi ?

Ces deux questions me paraissent être les conditions de développement de la pensée qui nous conduit à agir, ici en l’occurence à donner la forme.

Alain Richard

Avril 1997

propos extraits de l’exposé “Paroles d’Architecture” ISA Lambert Lombard – Liège

[1] litanie du reste bien connue : le désintérêt du public, sa peur de créditer la création architecturale, ou d’être partie prenante d’un comportement affirmé, le conditionnement du public par la société de consommation, la récupération de la création par l’idéologie et la culture, l’édification de règlements dirigistes ou incongrus, la réduction des valeurs spirituelles et plastiques par celles du fonctionnement et de l’habitude, la proclamation de la prédominance et de la préexistence de la forme, la mise au ban de l’acte de conception…